Il arrive que, pour des raisons diverses, on me questionne sur mon travail. J'ai pu observer que certaines questions revenaient d'une manière relativement systématique, et je me suis dit que ça valait la peine, pour permettre à chacun de gagner du temps, de proposer mes réponses.
Qu'est-ce
qui vous a donné envie de devenir romancier ? C'est toujours une question à laquelle j'ai du mal à répondre. En fait, la réponse est dans la question : j'ai commencé à écrire des romans, simplement, parce que j'en ai eu envie. Quant à savoir quelle a pu être la source, l'origine, de ce désir, je n'en ai aucune idée. Sait-on, dans la vie, ce qui nous pousse vers telle voie ? Ce qui nous rend amoureux de telle personne ? Ce qui est certain, c'est que je n'ai été poussé ni par le désir de devenir riche, ni par le désir de devenir célèbre : ni la fortune ni la notoriété ne m'attirent particulièrement. Est-ce
que c'est votre seul métier ? Ou bien vous faites autre chose en
dehors de l'écriture ? C'est mon métier, oui. Depuis 1996. C'est très important pour moi. La littérature n'est pas un gadget, elle a de la valeur pour les humains que nous sommes et je trouve naturel de la mettre au milieu de ma vie, et pas dans les périphéries. Elle mérite que je m'y consacre d'une façon professionnelle, et pas comme si elle n'était qu'un hobby que l'on pratique le dimanche ou durant les vacances, quand le « travail sérieux » est terminé. Ecrire des romans, c'est une véritable compétence. Et, comme toutes les compétences, cela réclame du temps, de l'investissement, de la pratique. Bref, du professionnalisme. On trouve normal qu'un médecin exerce la médecine chaque jour, ou qu'un boulanger passe ses semaines dans sa boulangerie : à mes yeux, c'est pareil pour la littérature. Où trouvez-vous votre inspiration ? (une variante de cette question est la suivante : Où est-ce que vous trouvez vos idées ?) Mon problème vient de ce que le mot « inspiration » n'a aucune signification à mes yeux. C'est un mot que je n'utilise jamais, avec lequel je ne travaille pas. Quant à savoir d'où viennent mes « idées », la question provoque la même perplexité, car (comme l'a dit un jour Mallarmé à un de ses amis qui lui déclarait qu'il voulait écrire un roman, qu'il avait plein d'idées, mais qu'il n'arrivait pas à s'y mettre) « on n'écrit pas de la littérature avec des idées, mais avec des mots ». Une idée, c'est une intention, une pensée que l'auteur construit, et qu'il désire communiquer à ses lecteurs. Or ce ne sont pas les idées qui sont à l'origine des romans. En somme, de quelle façon cela se passe-t-il ? Un jour, de façon tout à fait imprévisible, je reçois une sorte de flash. Cela peut se passer n'importe où, à n'importe quel moment de la journée. Une image se forme dans mon esprit, une musique passe à la radio, quatre mots étranges se dessinent sous mes yeux. C'est mystérieux, cela vient à l'improviste, sans prévenir. Et je sens que « quelque chose » se déclenche en moi, s'allume, se cristallise, commence à germer. Ce n'est pas une idée, c'est autre chose de bien plus mystérieux. Et ce « quelque chose », plus tard, deviendra un roman. Je garde cette image, cette étincelle, en moi, quelques semaines, le temps que cela s'installe. Puis, au moment opportun, je me mets au travail, et je commence à écrire mon roman. Je ne sais rien de lui, je ne connais pas son histoire, je ne sais pas ce qu'il va raconter, je n'ai aucun plan, je n'ai rien prévu : à ce moment, lorsque j'entame le roman, je ne possède que cette étincelle du commencement. Peu à peu, page après page, mon roman émerge, se déploie, vient au monde. Et c'est lui qui s'est formé, avec une réelle autonomie, dans mon imaginaire. Je sens sa force, je sens sa liberté, je sens qu'il sait ce qu'il veut, et je le respecte. Je n'essaie surtout pas de lui imposer mes idées, mes décisions, et je prends soin de laisser mes idées et mes décisions bien endormies, pour qu'elles ne viennent rien perturber. Moi, il a seulement fallu que j'écoute le roman, et que je le mette au monde en respectant sa forme, ses contours, sa couleur, sa trajectoire. Mais qu'on ne s'y trompe pas : cette mise au monde est un véritable travail, dur et exigeant. Est-ce
que vos romans sont autobiographiques ? Est-ce qu'ils racontent des
épisodes de votre vie ? Non, bien sûr que non ! Un roman ne sert pas à cela. Dans mes romans, je ne parle pas de moi, je ne raconte pas ma vie. En littérature, cela n'a aucun intérêt. Ceci dit, c'est inévitable : des bribes de ma propre existence peuvent émerger, mais je ne le fais pas exprès. On écrit avec ce que l'on est, avec ce qui nous constitue, et des fragments de la vie de l'auteur apparaissent fortuitement. Cela peut arriver, cela arrive forcément. Mais ce n'est pas le but et, lorsque cela se passe, c'est inconscient, et c'est transformé, c'est passé par la profonde et vaste « digestion » de l'imaginaire. Autrement, je le redis, vous ne seriez pas en contact avec un roman, mais avec le personnage de l'auteur qui aurait envie de vous parler de lui. Il se peut très bien que ce soit intéressant, mais dans ce cas on n'est plus du tout dans un contexte littéraire. Qu'est-ce
que vous avez voulu exprimer ? quel est le message du roman ? Cette question, qui m'est posée fréquemment, repose sur une idée fausse de la littérature. Sur le fait que pas mal d'auteurs envisagent et pratiquent une forme très appauvrie de la littérature. Ces auteurs possèdent une idée, ils ont quelque chose à dire, une pensée à transmettre, un message à exprimer, des émotions ou des souvenirs à communiquer aux lecteurs. Ils sont les patrons de leur travail, ce sont eux qui dirigent, qui contrôlent : ils ont une pensée à transmettre, et ils vont se servir de leur roman dans ce but. Ils vont écrire un roman obéissant qui n'aura comme fonction que de communiquer la pensée de l'auteur. Cette conception n'a, selon moi, aucun intérêt en littérature. La littérature n'est pas un petit mulet obéissant qui porte sur son dos la pensée de l'auteur, pour la transmettre docilement aux lecteurs. La littérature est un cheval sauvage qui jaillit sauvagement hors de son auteur, sans que l'auteur tente de le domestiquer, puis il galope à travers des plaines et des montagnes inconnues. En littérature, l'auteur n'a rien à dire, rien à exprimer, aucun message à transmettre. Pour moi, la littérature ne sert pas à cela. Elle ne peut pas avoir pour fonction de se mettre au service d'un auteur, de permettre à cet auteur de parler de lui à travers un roman. Au contraire, c'est l'auteur qui se met silencieusement et respectueusement au service de son roman, pour le mettre au monde en lui donnant forme. Lorsque je commence à écrire un roman, c'est mon roman qui décide de ce qu'il sera, de ce qu'il racontera. Pas moi. A aucun moment je n'essaie de « faire passer un message » (ce qui impliquerait que j'instrumentalise mon roman pour le soumettre à mon propre projet, le soumettre à une intention venue de moi, et mon livre y perdrait toute sa liberté, toute sa beauté). Mon seul but, c'est de faire exister un roman, ce territoire libre et nouveau n'ayant encore jamais existé. Exprimer
ses idées, c'est très bien : mais cela se passe ailleurs. Un auteur
qui veut exprimer ses pensées peut le faire en écrivant un article de
journal, un traité de psychologie, un manuel d'histoire. Un auteur qui
veut exprimer ses émotions n'a qu'à écrire une lettre à sa femme. Mais
pas un roman. Lorsqu'un auteur exprime quelque chose, il se met en-dehors
de la littérature. Pouvez-vous
expliquer tel passage du roman qu'on n'a pas bien compris ? Ou son
titre ? Non. C'est une chose impossible. Je sais très bien que, lorsque je rencontre des étudiants, certains d'entre eux se disent que cette rencontre sera pour eux l'occasion d'éclaircir et de comprendre, grâce à moi, des passages obscurs et mystérieux du roman. Ils comptent sur moi pour élucider ces passages d'ombre. Mais c'est impossible. J'ai bel et bien écrit chacun de mes romans, mais cela ne signifie pas que je les connaisse, que j'en détienne la signification, la vérité. Je ne suis pas comme ces auteurs qui, ayant soumis leur roman à leur volonté, à leur pensée, à leur intention, sont capables de tout expliquer. Mes romans sont, pour moi, comparables à des enfants que j'aurais mis au monde, ils sont donc mystérieux à mes yeux. Ils possèdent des secrets, des ombres, et des significations multiples. Un roman ne répond pas aux mêmes règles que la pensée logique. Il est plus foisonnant, plus paradoxal, plus sauvage, plus obscur et plus lumineux à la fois. C'est un peu comme un jardin étrange dans lequel chaque lecteur se promène et dans lequel chaque lecteur trouve des sentiers, des arbustes, des animaux, des ombres et des courants d'air différents. C'est bien le même jardin qui est ouvert aux lecteurs, mais chacun y fait sa propre promenade. Et je l'affirme : l'auteur (que je suis) ne possède pas la vérité, ne détient pas la signification du roman qu'il a écrit. De la même façon qu'un jardinier qui aura créé un jardin trouvera toujours des petites choses différentes qu'il n'avait pas prévues, pas imaginées, et dont il n'avait pas conscience, et que d'autres promeneurs lui révèlent, alors que c'est pourtant bien lui qui a créé ce jardin. Ce qui importe, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire (puisque, je le répète, je n'ai rien voulu dire). Ce qui importe, c'est le sens que chaque lecteur donne au roman, durant sa lecture. Un cheval libre laisse le lecteur en liberté. Il n'existe pas de réponse précise : il n'existe que la multitude des réponses que les lecteurs donnent à ce texte. Parfois, certains lecteurs attendent de ma part des réponses claires à propos de certains passages obscurs de mes livres. Ces réponses claires n'existent pas. Et, même si des bouts de réponses existent en effet, ce n'est pas moi qui les détiens. Je ne suis pas du tout en situation d'expliquer un passage que vous n'auriez pas compris. D'ailleurs cela m'intéresse beaucoup que vous me disiez ce que, vous, vous avez pu comprendre. Même si c'est peu de chose : que vous vous en rendiez compte, ou pas, vous avez plein de choses à m'apprendre sur mes propres romans. Xavier Deutsch |
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